Sauver la presse régionale : les leçons de la gestion des business models de Google, Apple et Microsoft

La presse régionale souffre des conséquences de la crise du Covid-19. Fragilisé depuis de nombreuses années à cause de l’affaiblissement de son modèle d’affaires traditionnel, la réduction de la distribution et les baisses des revenus publicitaires risquent désormais de lui être fatale. Ainsi, le quotidien Paris-Normandie a été placé en liquidation judiciaire le 21 avril suite à l’accumulation d’une dette de 7 millions d’euros. Cet exemple est loin d’être un cas isolé et de nombreux autres titres rencontrent des difficultés financières.

Les limites de la digitalisation du business model de la presse régionale

La situation n’est pas nouvelle et le diagnostic est connu : baisse du lectorat papier, baisse des points de distribution, baisse des recettes publicitaires, augmentation du prix du journal plus rapide que l’inflation (voir à ce propos le livre de Jean-Marie Charon, La presse quotidienne).

Le modèle d’affaires principalement basées sur les revenus de la vente de publicité et la vente d’abonnements est remis en cause par le développement de l’accès gratuit à l’information et la segmentation d’extrêmes des pratiques sur internet. La presse régionale peine donc à trouver un nouveau modèle économique dans le Nouveau Monde numérique de l’information alors qu’elle a un rôle central dans le maintien de la démocratie. D’après Clara Hendrickson, chercheuse pour la Brookings Institution, la crise de la presse locale serait une des causes de la crise de la démocratie américaine.

La presse régionale a essayé de dupliquer son modèle d’affaires en le transférant sur internet : journal en ligne en partie gratuit, abonnement à la version numérique, publicité en ligne, achats de contenus ciblés. Toutefois, l’activité économique liée au monde numérique prend des formes complexes avec des modèles d’affaires propres et envisager simplement la duplication d’un modèle de consommation physique vers sa pratique numérique ne suffit pas. Certains acteurs emblématiques de l’économie du numérique l’ont bien compris (comme Amazon, Airbnb, Ebay, Google, Facebook) et l’équilibre économique est souvent atteint en développement plusieurs activités complémentaires qui vont s’enrichir mutuellement. Cette vision plus organique que statique, incite ainsi le consommateur à tirer profit de la complémentarité, en s’engageant simultanément dans plusieurs activités qui, prisent indépendamment, n’auraient pas autant de valeur ajoutée. Pour mieux comprendre cette logique, l’examen des portefeuilles de modèles d’affaires des géants Apple, Google et Microsoft s’avère très utile et surtout riche d’enseignements pour envisager la survie de la presse régionale.

 

Une architecture de business models communes à Google, Apple et Microsoft

En observant de plus près les grands acteurs du numérique, on remarque que leur stratégie repose sur le développement de portefeuilles de business model connectés qui exploitent des offres complémentaires de produits et services numériques. Prenons l’exemple d’Apple. Apple développe un portefeuille de modèles d’affaires complexes dans lequel ses plateformes iTunes store et App store sont accessibles depuis de multiples appareils numériques. En connectant ses modèles d’affaires de vente de contenus digitaux aux modèles d’affaires de vente de terminaux numériques haut de gamme, Apple s’approprie des revenus importants. D’autres acteurs tels que Google et Microsoft commercialisent désormais des offres similaires et développent une stratégique de portefeuille aux architectures très proches. Alors qu’elle est le rapport avec la presse régionale française ? À partir de données historiques, nous avons analysé le portefeuille de modèle d’affaires de ces trois sociétés dans un article paru dans Management International et repéré les principes de construction de leur rentabilité. Ces principes pourraient en partie s’appliquer à la presse régionale même si son métier n’est pas basé sur les technologies du numérique.

Le président-directeur général d’Apple lors de la keynote de juin 2019 à San José.

Les trois géants du numérique ont développé une architecture de portefeuille de modèle d’affaires similaire, avec au centre un modèle d’affaires multifaces de ventes de contenus, de services numériques et de publicités numériques, en périphérie des modèles d’affaires de ventes de terminaux numériques (ordinateurs, smartphones, tablettes, objets connectés…), le tout connecté par un modèle d’affaires de mise à disposition gratuite ou de vente de systèmes d’exploitation. Dans ce type de portefeuille, de multiple effets positifs résultent des connections entre les modèles d’affaires. Des effets de réseaux, des effets d’adoption, des économies d’envergure et des économies d’échelles assurent ainsi la captation d’un nombre important d’internautes et une grande variété de revenus. À terme, ces plateformes deviennent incontournables et s’inscrivent de manière dominante dans la société contemporaine, ce qui peut représenter un grand danger pour l’économie et même pour la démocratie.

Application aux business models de la presse régionale

Le métier de la presse régionale est basé sur l’information locale, rentabilisée notamment par les revenus publicitaires. Toutefois, pour les sociétés de ce secteur, la seule duplication de leur modèle d’affaire physique au numérique ne suffit pas à assurer leur rentabilité. En effet, la publicité numérique fournie bien moins de revenus que sur le marché physique et l’accès à l’information en ligne reste difficilement monétisation à cause de la faible propension à payer des internautes. Il faut donc capter un grand nombre d’internautes et avoir un taux de transformation de l’offre payante à l’offre gratuite assez élevé pour amortir une offre gratuite. Pour survivre dans le monde digital, une société doit envisager la construction d’une plateforme avec laquelle elle va pouvoir diversifier son offre à partir de son métier historique, réalisant ainsi des économies d’envergure. Adopter une logique de plateforme permettrait à la presse locale de diffuser non seulement de l’information mais aussi une variété de contenus complémentaires (exemple : petites annonces, contenus photos et vidéos sur de multiples supports  tels que papiers, internet, télévision, affiches, écrans publicitaires, etc.) qui enrichiraient l’offre globale en fournissant plus de valeur que l’information seule.

Ce type de plateforme fournirait l’architecture nécessaire au développement d’un modèle d’affaires multiface, dans lequel la diversification de l’offre permettrait de cibler différents groupes d’utilisateurs qui pourraient s’apporter mutuellement de la valeur. Par exemple, les publicitaires cherchant à diffuser une annonce la plus ciblée possible pourraient directement poster leur annonce en ligne en accédant à une base d’internautes qualifiées. Les internautes recherchant de l’information de valeur pourraient y accéder par l’intermédiaire de journalistes, reporters mais aussi par des blogueurs cherchant une diffusion plus large qu’un blog isolé et souvent peu visible. L’agrégation et la mise en relation d’une variété de producteurs et consommateurs de contenus serait un puissant levier pour la création d’effets de réseaux positifs. Ainsi, plus la diffusion d’informations et contenus de qualité ayant un caractère réellement locale serait élevée, plus les internautes seraient nombreux. De même, plus le nombre d’internautes ciblés serait élevé, plus le nombre de publicitaires serait important, etc. À partir de la plateforme, la déclinaison d’une variété de contenus locaux diffusés de multiple manières (informations, publicités et petites annonces sous forme de télévision locale, journaux gratuits, magazine culturel, guides locaux, affiches publicitaires, écrans dans les salles d’attente, etc.) pourrait à terme créer un effet de masse et favoriser les effets d’adoption. En effet, en s’engageant dans une plateforme proposant un bouquet de services liés à l’information locale, les internautes multiplieraient leur source de satisfaction et seraient moins tentés de s’engager sur d’autres plateformes. Cet effet d’adoption serait également renforcé en cas de développement d’une application mobile de la plateforme, permettant ainsi de favoriser un modèle d’information poussée plutôt que tirée.

Toutefois, la mise en place de telle plateforme demande une concentration des médias au niveau régionale. La société de presse doit mettre en place ou racheter d’autres médias, ce qui exige des moyens importants. De plus, les géants du numérique essayent depuis de nombreuses années de préempter l’information locale. C’est donc un défi à la fois technologique, économique et sociétal pour bousculer un système qui avantage les grands groupes au détriment des acteurs locaux. Une telle révolution ne peut donc pas se faire sans une aide publique importante, qu’elle soit nationale ou régionale. Elle ne pourra non plus se faire sans une régulation forte des états sur les activités des géants du numérique. Mais c’est encore possible, à condition d’envisager des modèles d’affaires moins statiques, reposant sur des plateformes multiface et des portefeuilles plus larges de modèles d’affaires connectés. Ces nouvelles approches doivent jouer sur les effets d’envergure, les effets de réseaux et les effets d’adoption qui sont désormais au centre de l’économie du numérique et s’imposent comme des clés du succès économique et de la survie stratégique.

Cet article a été écrit avec Romain Gandia, Maître de conférences à l’Université Savoie Mont Blanc

Cet article s’est appuyé sur le modèle développé dans le papier publié dans Management International : « La gestion stratégique d’un portefeuille de business models connectés : une application aux secteurs du numérique », issue des travaux de recherche réalisés dans le projet ANR Better Business Model.

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